mardi 18 mars 2008

Las Casas

Extrait du roman de Jean François Marmontel, « Les Incas ou la destruction de l’empire du Pérou », écrit en 1777 .

«... Barthelemi achevoit à peine, lorsque le jeune Davila revint, suivi du Cacique, qu'une Indienne accompagnoit. Henri, (c'étoit le nom de ce Héros Sauvage) se précipite avec transport sur le lit de Las-Casas, & lui baisant mille fois les mains avec un attendrissement inexprimable: "0 mon père, dit· il, mon pere! je te revois. Qu'il me tardoit! Mais je te revois souffrant; & ta main brûle sous mes levres! Mes freres, tes enfans, allarmés de ton mal, sont venus affliger mon ame. Je n'ai pu résister à l'impatience de te voir. Si j'étois pris, je sais ce qui m'attend; mais j'ai voulu m'y exposer pour venir embrasser mon pere. Ecoute, ajouta le Sauvage, en soulevant sa tête, ils disent
que tu es attaqué d'une maladie à laquelle le lait de femme est salutaire. Je t'amene ici ma compagne. Elle a perdu son enfant; elle a pleuré sur lui; elle a baigné du lait de ses mamelles la poussiere qui le couvre; il ne lui demande plus rien. La voilà. Viens, ma femme, & présente à mon pere ces deux sources de la santé. Je donnerois pour lui ma vie; & si tu prolonges la sienne; je chérirai jusqu'au dernier soupir le sein gui l'aura allaité". Barthelemi, les yeux attachés sur Pizarre, jouissoit de l'impression que faisoit sur le coeur du Castillan la bonté du Cacique; le jeune Davila, présent, versoit de douces larmes; & l'Indienne, d'une beauté céleste, & d'une modestie encore plus ravissante, regardant Las-Casas d'un oeil respectueux & tendre, n'attendoit qu'un mot de sa bouche pour y porter son chaste sein. Las-Casas, pénétré jusqu'au fond de l'ame, voulut refuser ce secours. "Ah, cruel! s'écria le Cacique, dis·nous donc, si tu veux mourir, quel est l'ami que tu nous laisses. Tu le sais, nous n'avons que toi pour consolation, pour espoir. Si tu nous aimes, si tu nous plains, & si je te suis cher moi-même, accorde-moi ce que je viens te demander, au péril de ma tête, au milieu de mes ennemis. Viens, ma femme, embrasse mon pere; & que ton sein force sa bouche à y puiser la vie". En achevant ces mots, il prend sa femme dans ses bras, & l'ayant fait pencher sur le lit de Las-Casas: "Adieu, mon pere, lui dit- il. Je laisse auprès de toi la moitié de moi-même; & je ne veux la revoir que lorsqu'elle t'aura rendu à la vie & à notre amour". Cette jeune & belle Indienne, à genoux devant Las-Casas, lui dit à son tour: "Que crains-tu, homme de paix & de douceur? Ne suis-je pas ta fille? n'es-tu pas notre pere? Mon bien-aimé me l'a tant dit! Il donneroit pour toi son sang. Moi, je t'offre mon lait. Daigne puiser la vie dans ce sein que tu as fait tressaillir tant de fois, lorsqu'on me racontoit les prodiges de ta bonté". Trop attendri pour rejeter une priere si touchante, trop vertueux pour rougir d'y céder, le Solitaire, avec la même innocence que le bienfait lui étoit offert, le reçut; il permit à la jeune Indienne de ne plus s'éloigner de lui; & ce fut à la piété de Henri & de sa compagne, que la terre dut le bonheur de posséder encore long-temps cet homme juste..."

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